Premier jour à Trivandrum ! Déjà je vole vers le zoo où le Docteur Alexander me réserve un accueil chaleureux.
Après un moment d’échange où l’on se donne des nouvelles des humains comme des animaux, Jacob Alexander, vétérinaire en chef du zoo, m’emmène à la rencontre des habitants du zoo.
Nouvelles têtes
Léo et Nayla, un lion et une lionne, sont arrivés récemment, dans le cadre d’un échange avec un autre zoo. Je les découvre dans deux enclos mitoyens, allongés au milieu de la verdure. Séparés par un grillage fin, ils peuvent se voir, presque se toucher.
Nayla est enceinte de Léo. L’équipe du zoo a favorisé l’union des deux lions par une observation attentive de leurs humeurs.
Aujourd’hui Nayla regarde ailleurs. Elle se désintéresse de Léo. Elle est concentrée sur les sensations de sa grossesse, la première. De l’autre côté du grillage, Léo la regarde avec insistance. Il la mange des yeux ! D’ailleurs Léo se retrouve seul car son désir pour la lionne était devenu beaucoup trop passionné. Nayla ayant perdu tout intérêt pour lui, il devenait violent… L’équipe l’a éloigné.
Je les observe : Nayla et Léo sont dans leur monde intérieur et ne cherchent pas de contact avec nous, les passants.
Retrouvailles avec Gracie
Gracie est devenu l’un des personnages principaux de mon livre Le Mystérieux carnet de Mr Carbon Crow – L’histoire de Georges, dans lequel je m’inspire de la vie du zoo de Trivandrum et des histoires que m’ont racontées le Docteur et les soigneurs.
Gracie et le Docteur
Gracie la lionne est de mauvaise humeur. Elle le manifeste au Docteur, « son » humain, celui qui veille sur elle depuis sa naissance. Elle le fixe et ses yeux sont féroces. Malgré ma surprise devant la colère de « Gracie la douce« , je ne la trouve pas effrayante.
Elle exprime la colère comme un enfant frustré, déçu. Car Gracie a tout compris ! Elle a deviné que c’est le Docteur qui a fait venir les lions. Et elle voudrait bien aller dans l’enceinte avec eux. Mais elle devine encore que c’est lui, le Docteur, qui l’éloigne, qui la met en cage. Indignation !
Voilà. Elle lui en veut. C’est tout. Alors pas question qu’il s’approche d’elle ! Elle rugit pour lui dire qu’il a intérêt à se tenir à distance. Le Docteur, lui aussi, la devine et la laisse s’exprimer, fait un pas de côté puis nous laisse en tête-à-tête.
Gracie est née au zoo de Trivandrum. Elle a perdu sa mère à la naissance. Le Docteur et les soigneurs l’ont élevée. Gracie a développé une relation particulière aux humains. Lorsque le Docteur Alexander l’appelle par son nom, elle répond affectueusement, sauf quand elle est fâchée. Comme tout être vivant sensible, Gracie a des émotions et les exprime.
Gracie et Claire
Le Docteur s’éloigne et Gracie se calme. C’est la première fois que je me trouve tout près d’elle. Je la regarde, je lui parle doucement, à voix basse. Elle me regarde. Droit dans les yeux. Quelle force dans ce regard ! Et tant à exprimer : le défi, la frustration et puis la détente. Moi aussi, je me détends. Je sens tous mes muscles se détendre alors que je me pose dans le regard de Gracie et qu’elle m’accueille.
Je m’agenouille pour être à sa hauteur. Elle a une jolie couleur jaune. Elle sent le curcuma ! Le Docteur m’expliquera plus tard qu’on utilise cette épice pour soigner sa peau.
Combien de temps restons-nous dans cette conversation muette ? Impossible à dire. Je suis le rythme que Gracie imprime à l’échange. Je m’en remets à elle, sans interpréter ces attitudes. Elle me guide dans une danse infime. Les barrières, les barreaux disparaissent dans la délicate attention que nous nous portons l’une à l’autre. Je ressens un élan d’amour infini pour elle, Gracie la douce.
Chaque arrivée au Kerala est particulière, chacune possède un goût particulier.
Et en huit ans et neuf voyages, j’ai appris à me laisser surprendre! Je ne sais pas qui sera à l’aéroport pour m’accueillir mais je sais que ce sera tendre et que si l’ami ne peut venir, il enverra un messager aussi doux que lui.
Sourires timides et celui-ci dit : « tu te souviens de moi? ». Je hoche la tête, je l’ai déjà vu au village. Il ajoute : « Welcome back! Combien de temps restes-tu? »
Bienvenue
C’est la nuit. L’avion a atterri à 18h30 et l’obscurité est déjà là.
Souvent je suis arrivée très tôt le matin quand le jour s’annonce et les rues sont vides.
Ce soir les rues sont vivantes et la lune, presque pleine, trône en majesté sur les feux colorés de la ville. La pluie la fait reluire à force de caresses constantes.
Ce soir il ne pleut pas mais les traces sont là.
Sur le tarmac la nuit m’a prise dans ses bras chauds et moites. Le taux d’humidité est si élevé qu’il donne un corps épais à l’air. Il m’enveloppe et me garde endormie jusqu’à la maison.
On se regarde dans les yeux.
Les yeux brillent comme chatoyants de pluie. On se sourit. Les vêtements que j’ai laissé en avril sont m’attendent dans la chambre. Tout est simple, tout est à sa place. Pourtant en quelques mois, il y a eu beaucoup des changements : les situations financières, le travail, la vie… Ici on ne s’attarde pas sur la tristesse.
« Combien de temps restes-tu? » Je montre sur le calendrier. Trois mois. Alors le décompte commence : je ne serai pas là tous les jours car je vais aller travailler, ailleurs, à Trivandrum ou même à Mumbai. Mais peu importe, je serai à côté, en Inde, sur la même terre, pas sur un autre continent. C’est à cela que pense Amma. Que je suis rentrée à la maison. Et moi, je me suis mise à penser pareil. On laisse un message à mes parents en France. Amma aimerait bien les rencontrer. Cela ne la gêne pas de partager.
la nuit de Siva
Le lendemain je dors beaucoup. Je me réveille par épisodes et vais goûter aux saveurs du jour : manger les dosas faits maison, marcher dans le village, écouter les oiseaux qui se manifestent avec détermination (bruits stridents, sauts jusqu’à ma porte). Entre chaque épisode, j’intègre tout ce mouvement de la vie indocile par des siestes.
Je me rassemble pour le rituel de ce premier soir : aller au temple saluer Siva.
Sur le chemin, la nuit commence à poindre, les fabuleux aigles royaux tournent au-dessus de moi et me guident vers le temple.
On ne photographie pas le temple, mais on peut photographier la statue monumentale qui a été bâtie en presque dix années. Je l’ai vu apparaître. Cela me touche de la voir se dresser dans toute sa splendeur.
La nuit est habitée par le rituel qui a duré longtemps. Une fois couchée, je ne dors pas. Par la fenêtre ouverte, un paon en liberté me tient compagnie. Il chante à chaque fois que je suis au bord de l’endormissement. « Pour qui parles-tu? Quelle énergie invisible viens-tu manifester à mes oreilles? » Inlassablement il me répond tout au long de la nuit. Je l’écoute. Je laisse mes cellules comprendre ce que mon entendement ignore.
La nuit est habitée et me parle dans une langue intime. Je m’endors alors que le jour se lève. La nuit et la lune, « Chandra », en ont décidé ainsi et je me laisse faire : je m’ouvre au feu qui brille dans la nuit.
La journaliste Cynthia Chandran raconte l’aventure de Georges dans The New Indian Express depuis plus d’un an. La veille de mon arrivée à Trivandrum, Cynthia m’a interrogée et a écrit cet article pour annoncer la sortie du livre et le retour de Georges le tigre sur sa terre natale.
on George’s back
Pendant toute l’année 2022 (sous le signe du Tigre d’eau dans le calendrier chinois) je me suis sentie portée par l’esprit et l’énergie de George, décédé en décembre 2022. En ce début janvier, je le sens qu’il m’accompagne encore alors que je rencontre les journalistes de ManoramaNewspaper pour une interview dans le zoo en présence du Docteur Jacob Alexander, Chirurgien vétérinaire en chef.
Retrouvailles
Après 3 ans, ce sont les retrouvailles avec le Docteur Jacob Alexander et avec les tigres. Quelle expérience ! L’interview se transforme en une véritable visite du zoo. Je découvre aussi le Muséum d’Histoire Naturelle attenant au zoo, qui possède de très belles collections.
Sur la photo du journal, c’est d’abord la cage qui capte le regard. Mais cette image ne rend pas compte de l’interaction que j’ai eue avec les tigres. Ces tigres, je les ai déjà vus, je les ai beaucoup observés. J’ai appris à les comprendre grâce au Docteur Alexander.
Face à face
Le 11 janvier, lors de la visite, je me suis tenue à quelques centimètres de chaque tigre, là où les visiteurs ne peuvent pas aller. Manu a fait les cent pas, frôlant les barreaux, cherchant à savoir ce que lui voulait cette intruse. J’ai relâché tous mes muscles pour ne pas l’effrayer. Il a grondé sans agressivité.
Malar est venue droit sur moi et de ses yeux bleu-glace, elle a fixé les miens. Cela a duré quelques secondes. J’ai eu l’impression que cela durait des heures. Malar a un regard pénétrant.
Sravan a été élevé par des humains et il est très doux. A chaque fois que l’on dit son nom il émet un feulement tendre. A un moment, Sravan s’est mis à faire cette grimace… je n’avais jamais vu ça. Il semble que ce phénomène, commun au tigre, au chat, au cheval, leur sert à ressentir avec plus de précisions les phéromones. Lorsque cela s’est produit, je n’en savais rien. Cependant, je n’avais aucun doute : Sravan était en interaction avec moi et c’était très touchant.
Rahul enfin habite une vaste enceinte sans barreaux où il peut se cacher sous les grands arbres. Plusieurs fois, il est venu, s’est approché, a rebroussé chemin… une danse comme une question sans paroles : que veux-tu de moi ?
Bien sûr, toutes ses interactions se sont produites car j’étais accompagnée par le Docteur et par les soigneurs. Ces hommes et ces tigres ont une relation de confiance. Ce jour-là j’en ai récolté la tendresse.
Georges
Georges était absent puisqu’il a quitté ce monde mais il était au centre de la conversation, et il va l’être encore pendant tout mon voyage au Kerala, à travers des ateliers et des événements autour de la sortie du livre, aux éditions Le Verger des Hespérides.
On me demande : qu’avait-il de spécial, ce tigre-là ? Je réponds : il était né libre. En effet, les animaux de zoo sont presque tous nés en captivité. Ils ne pourraient pas survivre dans une nature sauvage car ils n’ont pas été élevés pour le faire.
Les tigres, comme nous, sont sensibles à leur environnement et évolue en fonction de lui. Ils sont forgés par leur éducation. C’est cela que j’ai appris grâce à Georges, grâce au Docteur. Et c’est le sujet de L’Histoire de Georges.
Tigres et humains, nous sommes des êtres de culture.
Je suis arrivée au Kerala le 10 janvier, à 5h du matin, après trois ans d’absence. Ce retour, je n’avais pas osé y rêver. Dans la nuit, l’odeur d’humidité m’a attrapée dès la sortie de l’aéroport et je me suis sentie enveloppée par une nuée de douceur et de protection.
J’ai eu quelques minutes pour goûter cet air que j’aime tant, cet air saturé d’humidité. Quelques taxis sont venus me demander si j’allais à tel ou tel hôtel, le sourire aux lèvres. Je n’avais pas dormi la nuit d’avant, je n’avais pas dormi dans l’avion : tout était ouaté en moi et autour.
Puis l’ami est arrivé, chemise jaune se détachant dans l’obscurité. La joie, sans s’approcher vraiment, la retenue et ces trois ans, où nous nous sommes tant manqués. Retrouver nos voix, nos gestes.
Sur la route vers le village, nous nous arrêtons à un tea shop qui ouvre à l’aube. Le thé brûle. D’habitude je le prends noir, mais ce premier thé se doit d’être un vrai thé de Keralaise : au lait, sucré. Nous le partageons en silence. A la table d’à côté, une discussion commence. Premiers mots de Malayalam entendus. Oh… je suis rentrée !
Nous arrivons chez lui où je retrouve les femmes, Amma (Maman en Malyalam), S. et sa fille A. Il est 6h du matin : c’est la bonne heure, la chaleur n’est pas étouffante. Le jour vient de se lever, la lumière est vibrante. Je m’assoies sur la terrasse et le rythme de mon corps change. Il s’accorde au mouvement de la brise.
Un oiseau vient chanter tout près de la maison. « Je t’avais oublié, toi et ton chant encore plus moqueur que celui du merle. » Ce chant, que je n’ai entendu nulle part ailleurs, sonne comme un « bienvenue ».
Ma peau s’ouvre
La journée se déploie et ma peau devient poreuse. Le petit déjeuner est fait de dosha (des crêpes de riz) avec un chutney tout frais. Ma langue est fouettée par le piquant de la sauce, mes doigts collent. Je retrouve toutes les saveurs de la cuisine faite maison. Amma ce jour-là me sert tous les plats que je préfère. Elle se souvient de tout.
Je prends une douche froide ou plutôt je me baigne, utilisant un petit récipient pour verser l’eau d’une bassine.C’est comme ça comme se lave ici et qu’on économise l’eau. Je mets une robe légère et je pars vers la mer. Les épices ont fait monté la température de mon corps et malgré la douche, je transpire au bout de quelques pas. J’aime cette sensation. J’ai l’impression que a peau est en train de s’accorder à l’air.
Accueillie
Je connais le chemin de l’océan par cœur. Je constate les changements. J’arrive près du temple où se dresse maintenant une imposante statue de Siva. La dernière fois elle était en construction.
Je m’approche du bord pour surplomber l’océan. Ce soir avec A. nous irons marcher toute habillées dans l’océan et nous attendrons que le soleil soit avalé par les eaux. Nager n’est pas vraiment une habitude par ici. J’attends que A. rentre de l’école. Le lit m’attend pour une sieste. Je suis arrivée à bon port. Enfin, je peux dormir.
Alors que je m’apprête à retourner, je croise une bande de corbeaux qui se tiennent coi et me jettent des regards en coin. On s’observe un long moment. Ils ne parlent pas. Ce n’est pas si souvent que des corbeaux se taisent ! A mi-voix je les remercie de m’avoir, eux aussi, accueillie.
Ce sont les derniers jours de l’année. Alors je prends du temps pour tamiser les expériences vécues. Avec la joie d’une chercheuse d’or, je découvre les pépites qui ont illuminé ma vie.
J’oublie souvent que chaque jour recèle des pépites de joie, même dans les situations sombres.
« Chaque jour est un bon jour » pour se réjouir, apprendre, faire un pas vers soi, les autres, s’abandonner à la vie et créer à partir de ce matériau (é)mouvant.
Chaque jour est un bon jour est une expression japonaise.
J’ai la liberté de danser, d’écrire et je la saisis. Et je me sens chanceuse de contribuer à transmettre les élans et les audaces de la création à des enfants.
Car au-delà des processus et de la méthode, il y a ce geste crucial : celui des oiseaux qui ouvrent leurs ailes pour se lancer dans le vide.
Pas sages
Cette année, j’ai accompagné des enfants de maternelle vers la danse. C’était au printemps, en Essonne, avec le soutien de la Compagnie Un soir ailleurs et du Silo.
Alors que les enfants s’ouvraient à la présence des fleurs de coquelicot par les sens, par le mouvement et grâce aux mots, ils déployaient des trésors d’invention, d’ingéniosité.
Ecoutez-les animer une émission sur le bien-être pour la radio web du collège ! Écoutez leur vivacité, leur ardeur, leur précision. Deux élèves m’ont interviewée pour cette émission (à écouter à partir de la 23ème minute) et c’était un grand plaisir de participer, un grand plaisir de les voir mener la danse.
Bravo à tous et toutes, à leur professeure Marie Courtecuisse et à Thomas Moreau de Radio Gâtine. Bon passage vers la nouvelle année !